(2019) Franck & Brahms: Chorals
Catégorie(s): Raretés
Instrument(s): Orgue
Compositeur principal: Johannes Brahms
Nb CD(s): Digital only
N° de catalogue:
DO 1932
Sortie: 2013 / Redist. 31.01.2019
EAN/UPC: 7619931193229
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FRANCK & BRAHMS: CHORALS
BENJAMIN RIGHETTI ET LES CHORALS DE FRANCK & BRAHMS
« Il y a la prière de tous les grands artistes, de tous les géants, qui ont suscité la beauté et qui n’ont pu créer qu’en se dépassant, en se perdant de vue. [...] Nous regarder, c’est nous perdre. Regarder Dieu, c’est déjà entrer dans la Lumière. »
Ces quelques mots, tirés d’une réflexion du théologien Maurice Zundel sur la prière, parlent peut-être mieux que tout autre des oeuvres choisies pour cet enregistrement... Les Trois Chorals de César Franck et les Onze Préludes de Choral de Johannes Brahms, ultimes compositions de chacun des auteurs, monuments du répertoire organistique, ont déjà été joués et enregistrés tant de fois, ont déjà fait l’objet de tant d’analyses, qu’on peut s’interroger quant au sens de remettre ces pages à nouveau sur le métier. Bien entendu, pour continuer à exister, à vivre, toute musique doit être jouée, encore et toujours. Et face à un répertoire aussi gigantesque que celui de l’orgue, si le devoir de révéler au public des perles oubliées est fondamental, celui de faire renaître régulièrement les grands chefs-d’oeuvre reconnus offre déjà plus de travail qu’une vie d’interprète peut en fournir.
Entre ces deux responsabilités, renouvellement et continuité, cet enregistrement propose certes des pages bien connues, mais sous un éclairage probablement inédit : à notre connaissance, ces chorals de C. Franck et J. Brahms ne s’étaient en effet jamais retrouvés côte à côte, entrelacés sur un même disque. Pourtant, et même si bien des aspects les opposent, les points communs entre ces deux oeuvres ne manquent pas. Bien qu’il désigne des réalités fort différentes, le titre semblable de « choral » est le lien le plus apparent. Pour J. Brahms, son choix ne pose pas de question : le prélude de choral est une pièce habituelle et fonctionnelle de la liturgie luthérienne germanique, qui introduit le chant de l’assemblée. L’hommage aux générations précédentes est évident, avec J. S. Bach et ses chorals pour orgue en premier plan. Sous la plume de l’un des plus grands maîtres du Lied, le choix d’écrire des pièces instrumentales à partir de ces chorals, et non des œuvres vocales, de ne garder donc que la ligne mélodique et d’abandonner le texte, n’est évidemment pas anodin. Cette focalisation sur la musique pure n’est pas sans rappeler F. Mendelssohn qui, avant lui, choisissait déjà d’ôter les mots de ses « Lieder ohne Worte », romances sans paroles, pour s’affranchir de cette limitation, pour tenter d’exprimer ce que les mots justement empêchent de dire.
Chez C. Franck, l’usage du terme « choral » pose plus de questions, étant tout à fait inhabituel pour ce type de grande pièce symphonique. Les travaux musicologiques spécifiques ne manquent pas, et sans avoir la prétention de traiter ce point en profondeur, il est tout de même utile de rappeler que si aujourd’hui on utilise le nom « choral » presque exclusivement pour les chorals luthériens, au 19e siècle on l’utilisait plus généralement aussi pour désigner tout ce que l’adjectif « choral » d’aujourd’hui englobe encore, à savoir la musique vocale d’ensemble. Et en effet, dans chacun des Trois Chorals, l’un des thèmes est écrit comme un choral, comme le chant d’un choeur. Et outre ces thèmes « chorals », il est indéniable que ces pièces sont aussi, dans leur globalité, traversées par l’idée du chant, de la ligne, du souffle... L’orgue y apparaît comme un choeur céleste, permettant la transcendance des possibles d’un choeur terrestre, extraordinaire vision que ce dernier élan créatif de C. Franck nous offre, encore dans ce monde, mais déjà les yeux dans les yeux avec l’au-delà. Un autre point qui relie ces deux oeuvres est leur époque de composition, tant relativement à la vie de leurs auteurs que dans l’absolu.
Pièces majeures de la dernière décennie du 19e siècle, elles peuvent symboliser l’aboutissement d’une longue évolution dans l’histoire de la musique, dans un contexte musical où peu à peu le système tonal est poussé dans ses derniers retranchements. Il faut bien noter que les moyens choisis par C. Franck et J. Brahms ne sont ici ni révolutionnaires ni avant-gardistes, du moins comme on a entendu ces qualificatifs depuis un siècle. Dans les deux cas, on pourrait même parler de regard vers le passé. Chez C. Franck, le style reste globalement semblable à celui de ses précédentes pièces d’orgue, mais l’évocation d’une forme ancienne comme la passacaille dans le deuxième Choral ou l’usage d’un mode ancien comme les harmonies phrygiennes du troisième Choral tracent discrètement, mais de manière très convaincante, un chemin que beaucoup décrieront pourtant quelques années plus tard.
Chez J. Brahms le propos est encore bien plus clair, et selon le principe absurde d’opposition de la composition et de l’écriture que l’intelligentsia musicale du 20e siècle a institué comme dogme, on peut parier qu’avec leur écriture archaïque, des pièces comme « Schmücke dich, o liebe Seele » ou le dernier « O Welt, ich muss dich lassen » n’auraient pas leur place dans la catégorie noble évoquant la création et le génie, mais seraient plutôt reléguées dans celle évoquant bassement la copie laborieuse de l’étudiant. Et cette idée arrogante qu’arrivé au terme de sa formation, un musicien acquiert subitement un statut spécifique, qu’il n’écrit plus mais qu’il compose, que ses pièces ne sont plus des exercices mais des oeuvres, qu’il ne copie plus mais qu’il crée, qu’il n’est plus homme mais qu’il devient dieu, ces Préludes de Choral viennent en démontrer tout le ridicule. Dans une grande leçon d’humilité, J. Brahms nous rappelle que l’apprentissage n’est jamais fini, que fondamentalement écrire et composer sont des synonymes. Il met le doigt là où est l’essentiel, abandonne toute volonté de mise en avant de sa personne pour s’effacer derrière le miracle de la musique qui nous est donnée, dans un travail à la recherche d’une expression musicale pure et directe, dans une action plus proche du noble artisanat que d’un vain activisme artistique ostentatoire. « Nous regarder, c’est nous perdre. Regarder Dieu, c’est déjà entrer dans la Lumière. »
Chacun comprendra alors assurément le choix de cette phrase, quelles que soient ses convictions ! Et une fois encore, on ne peut s’empêcher de penser à J. S. Bach et à sa dernière oeuvre : l’Art de la Fugue. Mais, outre les démarches similaires, outre la contradiction d’une écriture en porte-à-faux avec son temps mais produite justement par des constructeurs influents du style de leur époque, ce qui distingue l’oeuvre de J. Brahms est son assignation à un instrument précis. Alors que l’Art de la Fugue est immatériel au point d’abandonner toute indication liée à l’interprétation instrumentale de l’oeuvre, les Préludes de Choral de J. Brahms sont clairement destinés à l’orgue, tout comme les Trois Chorals de C. Franck. Malgré sa profondeur, son intériorité, malgré tant d’éléments qui nous dépassent, la musique choisie pour ce disque est donc bel et bien pensée pour être jouée, pour être interprétée, pour être incarnée. Cette action de concrétisation est évidemment une lourde responsabilité, et nécessite de surcroît des choix, liés à un autre point commun avec l’Art de la Fugue : un peu d’inachevé... Non qu’ici toutes les notes n’aient été écrites, qu’une pièce s’interrompe avant sa double barre, mais pour les Préludes de Choral de J. Brahms, c’est l’ordre précis des différentes pièces qui pose question.
L’un des autographes de Brahms reprend les numéros 2 à 7 dans un ordre différent que celui du manuscrit qui a servi pour réaliser le catalogue, et laisse penser que leur organisation en cycle n’était pas définitive, qu’une sélection était peut-être en cours, ou que d’autres chorals étaient encore envisagés. Face à ces questions sans réponse, c’est dans un ordre inédit qu’ils sont proposés ici, assemblés librement en trois groupes, permettant un vrai dialogue avec les pages de Franck. Quant aux Trois Chorals, justement, que leur auteur n’aura pas pu aller jouer lui-même à « son » orgue de Sainte- Clotilde, on peut s’étonner du caractère quelque peu schématique de certaines registrations proposées. Ces options, très classiques et bien rodées, auraient-elles été ponctuellement affinées, après des essais à l’orgue ? Les modifications que l’on trouve déjà entre les différents manuscrits, ainsi que la gestation des précédentes oeuvres de C. Franck permettent de le supposer. Un travail d’adaptation, de choix des registrations, étant de toute manière nécessaire pour l’interprétation sur tout nouvel instrument, c’est dans une recherche de fidélité sincère, mais passant par des libertés ponctuelles, qu’il a été effectué pour ce disque.
Et enfin, pour mettre côte à côte ces deux oeuvres sur un seul enregistrement, fallait-il encore disposer d’un instrument à la hauteur, capable de se plier aux exigences divergentes des esthétiques romantiques françaises et germaniques ! Le grand orgue de Saint-François à Lausanne est évidemment un acteur central dans ce disque, et il est probable que sans avoir eu à le jouer régulièrement, l’idée de ce projet d’assemblage n’aurait pas dépassé le stade d’esquisse. Il s’agit d’un très grand instrument de 75 registres muni d’une traction mécanique directe pour les cinq claviers et le pédalier, de sommiers à gravures et à coulisses, d’une assistance « leviers Kuhn » pour les dix accouplements des claviers, construit et modifié successivement par Scherrer (1777), Walker (1867/1880), et Kuhn (1936/1995). La culture germanique des facteurs d’orgues qui y ont travaillé est donc indéniable. Mais oeuvrant à Lausanne, ville francophone des bords du Léman artistiquement tournée vers son grand voisin la France, ils ont tour à tour cherché à produire un instrument « à la française ». Au fur et à mesure des modifications, et jusqu’à la dernière démonstration magistrale de maîtrise de la maison Kuhn en 1995, cette tension entre ces deux esthétiques a abouti à une miraculeuse réalisation, à la fois d’une unité et d’une cohérence totale, mais aussi d’un métissage riche, tout à fait représentatif de ce que pourrait être une identité helvétique. Pour rester dans le domaine de la spécificité suisse, il n’y aurait pas d’intérêt d’enregistrer un pareil instrument sans ingénieur du son à la hauteur. Car face à une telle « machine à sons », capable de dynamiques comparables à celles d’un grand orchestre symphonique, couvrant des plages de fréquences plus étendues que celles perceptibles
par l’oreille humaine, et s’exprimant dans une acoustique à la fois terrible et magnifique, seule une petite poignée de personnes était envisageable pour relever le défi. Et plusieurs d’entre elles, bien que travaillant le plus souvent à l’étranger, se trouvent justement dans notre région ! Les textes de présentation d’un disque omettent aujourd’hui souvent d’aborder ce sujet, ne s’abaissant pas à nommer de « simples techniciens », qu’il s’agisse en l’occurrence d’un Claude Cellier et de ses produits informatiques Merging Technologies, ou surtout de Jean- Claude Gaberel, avec ses compétences hors catégorie de prise de son, montage et mastering. Et pourtant, sans ces artistes – leur recherche d’absolu nous démontre là aussi que réalisation technique et démarche artistique se rejoignent – ce disque n’aurait simplement pas existé.
Arrivé au terme de ce texte, prêt à laisser place à la musique, c’est sur la dimension humaine et collective du travail de musicien que j’aimerais conclure. Un travail fait de collaborations et donc de dépendances, où humilité et grandeur doivent se rencontrer en chacun. « Ô monde, je dois te laisser » diront les derniers échos du programme. Assurément, pour pouvoir le laisser dans une beauté aussi troublante, avec autant de passion et de sérénité tout à la fois, il aura fallu que César Franck et Johannes Brahms l’aiment beaucoup. Que le partage de leurs pages nous le rappelle, nous aide à suivre leur exemple, nous aide à tourner notre regard.
Benjamin Righetti
Cet album est sorti en 2013 et est redistribué par Claves en 2019
BENJAMIN RIGHETTI ET LES CHORALS DE FRANCK & BRAHMS
« Il y a la prière de tous les grands artistes, de tous les géants, qui ont suscité la beauté et qui n’ont pu créer qu’en se dépassant, en se perdant de vue. [...] Nous regarder, c’est nous perdre. Regarder Dieu, c’est déjà entrer dans la Lumière. »
Ces quelques mots, tirés d’une réflexion du théologien Maurice Zundel sur la prière, parlent peut-être mieux que tout autre des oeuvres choisies pour cet enregistrement... Les Trois Chorals de César Franck et les Onze Préludes de Choral de Johannes Brahms, ultimes compositions de chacun des auteurs, monuments du répertoire organistique, ont déjà été joués et enregistrés tant de fois, ont déjà fait l’objet de tant d’analyses, qu’on peut s’interroger quant au sens de remettre ces pages à nouveau sur le métier. Bien entendu, pour continuer à exister, à vivre, toute musique doit être jouée, encore et toujours. Et face à un répertoire aussi gigantesque que celui de l’orgue, si le devoir de révéler au public des perles oubliées est fondamental, celui de faire renaître régulièrement les grands chefs-d’oeuvre reconnus offre déjà plus de travail qu’une vie d’interprète peut en fournir.
Entre ces deux responsabilités, renouvellement et continuité, cet enregistrement propose certes des pages bien connues, mais sous un éclairage probablement inédit : à notre connaissance, ces chorals de C. Franck et J. Brahms ne s’étaient en effet jamais retrouvés côte à côte, entrelacés sur un même disque. Pourtant, et même si bien des aspects les opposent, les points communs entre ces deux oeuvres ne manquent pas. Bien qu’il désigne des réalités fort différentes, le titre semblable de « choral » est le lien le plus apparent. Pour J. Brahms, son choix ne pose pas de question : le prélude de choral est une pièce habituelle et fonctionnelle de la liturgie luthérienne germanique, qui introduit le chant de l’assemblée. L’hommage aux générations précédentes est évident, avec J. S. Bach et ses chorals pour orgue en premier plan. Sous la plume de l’un des plus grands maîtres du Lied, le choix d’écrire des pièces instrumentales à partir de ces chorals, et non des œuvres vocales, de ne garder donc que la ligne mélodique et d’abandonner le texte, n’est évidemment pas anodin. Cette focalisation sur la musique pure n’est pas sans rappeler F. Mendelssohn qui, avant lui, choisissait déjà d’ôter les mots de ses « Lieder ohne Worte », romances sans paroles, pour s’affranchir de cette limitation, pour tenter d’exprimer ce que les mots justement empêchent de dire.
Chez C. Franck, l’usage du terme « choral » pose plus de questions, étant tout à fait inhabituel pour ce type de grande pièce symphonique. Les travaux musicologiques spécifiques ne manquent pas, et sans avoir la prétention de traiter ce point en profondeur, il est tout de même utile de rappeler que si aujourd’hui on utilise le nom « choral » presque exclusivement pour les chorals luthériens, au 19e siècle on l’utilisait plus généralement aussi pour désigner tout ce que l’adjectif « choral » d’aujourd’hui englobe encore, à savoir la musique vocale d’ensemble. Et en effet, dans chacun des Trois Chorals, l’un des thèmes est écrit comme un choral, comme le chant d’un choeur. Et outre ces thèmes « chorals », il est indéniable que ces pièces sont aussi, dans leur globalité, traversées par l’idée du chant, de la ligne, du souffle... L’orgue y apparaît comme un choeur céleste, permettant la transcendance des possibles d’un choeur terrestre, extraordinaire vision que ce dernier élan créatif de C. Franck nous offre, encore dans ce monde, mais déjà les yeux dans les yeux avec l’au-delà. Un autre point qui relie ces deux oeuvres est leur époque de composition, tant relativement à la vie de leurs auteurs que dans l’absolu.
Pièces majeures de la dernière décennie du 19e siècle, elles peuvent symboliser l’aboutissement d’une longue évolution dans l’histoire de la musique, dans un contexte musical où peu à peu le système tonal est poussé dans ses derniers retranchements. Il faut bien noter que les moyens choisis par C. Franck et J. Brahms ne sont ici ni révolutionnaires ni avant-gardistes, du moins comme on a entendu ces qualificatifs depuis un siècle. Dans les deux cas, on pourrait même parler de regard vers le passé. Chez C. Franck, le style reste globalement semblable à celui de ses précédentes pièces d’orgue, mais l’évocation d’une forme ancienne comme la passacaille dans le deuxième Choral ou l’usage d’un mode ancien comme les harmonies phrygiennes du troisième Choral tracent discrètement, mais de manière très convaincante, un chemin que beaucoup décrieront pourtant quelques années plus tard.
Chez J. Brahms le propos est encore bien plus clair, et selon le principe absurde d’opposition de la composition et de l’écriture que l’intelligentsia musicale du 20e siècle a institué comme dogme, on peut parier qu’avec leur écriture archaïque, des pièces comme « Schmücke dich, o liebe Seele » ou le dernier « O Welt, ich muss dich lassen » n’auraient pas leur place dans la catégorie noble évoquant la création et le génie, mais seraient plutôt reléguées dans celle évoquant bassement la copie laborieuse de l’étudiant. Et cette idée arrogante qu’arrivé au terme de sa formation, un musicien acquiert subitement un statut spécifique, qu’il n’écrit plus mais qu’il compose, que ses pièces ne sont plus des exercices mais des oeuvres, qu’il ne copie plus mais qu’il crée, qu’il n’est plus homme mais qu’il devient dieu, ces Préludes de Choral viennent en démontrer tout le ridicule. Dans une grande leçon d’humilité, J. Brahms nous rappelle que l’apprentissage n’est jamais fini, que fondamentalement écrire et composer sont des synonymes. Il met le doigt là où est l’essentiel, abandonne toute volonté de mise en avant de sa personne pour s’effacer derrière le miracle de la musique qui nous est donnée, dans un travail à la recherche d’une expression musicale pure et directe, dans une action plus proche du noble artisanat que d’un vain activisme artistique ostentatoire. « Nous regarder, c’est nous perdre. Regarder Dieu, c’est déjà entrer dans la Lumière. »
Chacun comprendra alors assurément le choix de cette phrase, quelles que soient ses convictions ! Et une fois encore, on ne peut s’empêcher de penser à J. S. Bach et à sa dernière oeuvre : l’Art de la Fugue. Mais, outre les démarches similaires, outre la contradiction d’une écriture en porte-à-faux avec son temps mais produite justement par des constructeurs influents du style de leur époque, ce qui distingue l’oeuvre de J. Brahms est son assignation à un instrument précis. Alors que l’Art de la Fugue est immatériel au point d’abandonner toute indication liée à l’interprétation instrumentale de l’oeuvre, les Préludes de Choral de J. Brahms sont clairement destinés à l’orgue, tout comme les Trois Chorals de C. Franck. Malgré sa profondeur, son intériorité, malgré tant d’éléments qui nous dépassent, la musique choisie pour ce disque est donc bel et bien pensée pour être jouée, pour être interprétée, pour être incarnée. Cette action de concrétisation est évidemment une lourde responsabilité, et nécessite de surcroît des choix, liés à un autre point commun avec l’Art de la Fugue : un peu d’inachevé... Non qu’ici toutes les notes n’aient été écrites, qu’une pièce s’interrompe avant sa double barre, mais pour les Préludes de Choral de J. Brahms, c’est l’ordre précis des différentes pièces qui pose question.
L’un des autographes de Brahms reprend les numéros 2 à 7 dans un ordre différent que celui du manuscrit qui a servi pour réaliser le catalogue, et laisse penser que leur organisation en cycle n’était pas définitive, qu’une sélection était peut-être en cours, ou que d’autres chorals étaient encore envisagés. Face à ces questions sans réponse, c’est dans un ordre inédit qu’ils sont proposés ici, assemblés librement en trois groupes, permettant un vrai dialogue avec les pages de Franck. Quant aux Trois Chorals, justement, que leur auteur n’aura pas pu aller jouer lui-même à « son » orgue de Sainte- Clotilde, on peut s’étonner du caractère quelque peu schématique de certaines registrations proposées. Ces options, très classiques et bien rodées, auraient-elles été ponctuellement affinées, après des essais à l’orgue ? Les modifications que l’on trouve déjà entre les différents manuscrits, ainsi que la gestation des précédentes oeuvres de C. Franck permettent de le supposer. Un travail d’adaptation, de choix des registrations, étant de toute manière nécessaire pour l’interprétation sur tout nouvel instrument, c’est dans une recherche de fidélité sincère, mais passant par des libertés ponctuelles, qu’il a été effectué pour ce disque.
Et enfin, pour mettre côte à côte ces deux oeuvres sur un seul enregistrement, fallait-il encore disposer d’un instrument à la hauteur, capable de se plier aux exigences divergentes des esthétiques romantiques françaises et germaniques ! Le grand orgue de Saint-François à Lausanne est évidemment un acteur central dans ce disque, et il est probable que sans avoir eu à le jouer régulièrement, l’idée de ce projet d’assemblage n’aurait pas dépassé le stade d’esquisse. Il s’agit d’un très grand instrument de 75 registres muni d’une traction mécanique directe pour les cinq claviers et le pédalier, de sommiers à gravures et à coulisses, d’une assistance « leviers Kuhn » pour les dix accouplements des claviers, construit et modifié successivement par Scherrer (1777), Walker (1867/1880), et Kuhn (1936/1995). La culture germanique des facteurs d’orgues qui y ont travaillé est donc indéniable. Mais oeuvrant à Lausanne, ville francophone des bords du Léman artistiquement tournée vers son grand voisin la France, ils ont tour à tour cherché à produire un instrument « à la française ». Au fur et à mesure des modifications, et jusqu’à la dernière démonstration magistrale de maîtrise de la maison Kuhn en 1995, cette tension entre ces deux esthétiques a abouti à une miraculeuse réalisation, à la fois d’une unité et d’une cohérence totale, mais aussi d’un métissage riche, tout à fait représentatif de ce que pourrait être une identité helvétique. Pour rester dans le domaine de la spécificité suisse, il n’y aurait pas d’intérêt d’enregistrer un pareil instrument sans ingénieur du son à la hauteur. Car face à une telle « machine à sons », capable de dynamiques comparables à celles d’un grand orchestre symphonique, couvrant des plages de fréquences plus étendues que celles perceptibles
par l’oreille humaine, et s’exprimant dans une acoustique à la fois terrible et magnifique, seule une petite poignée de personnes était envisageable pour relever le défi. Et plusieurs d’entre elles, bien que travaillant le plus souvent à l’étranger, se trouvent justement dans notre région ! Les textes de présentation d’un disque omettent aujourd’hui souvent d’aborder ce sujet, ne s’abaissant pas à nommer de « simples techniciens », qu’il s’agisse en l’occurrence d’un Claude Cellier et de ses produits informatiques Merging Technologies, ou surtout de Jean- Claude Gaberel, avec ses compétences hors catégorie de prise de son, montage et mastering. Et pourtant, sans ces artistes – leur recherche d’absolu nous démontre là aussi que réalisation technique et démarche artistique se rejoignent – ce disque n’aurait simplement pas existé.
Arrivé au terme de ce texte, prêt à laisser place à la musique, c’est sur la dimension humaine et collective du travail de musicien que j’aimerais conclure. Un travail fait de collaborations et donc de dépendances, où humilité et grandeur doivent se rencontrer en chacun. « Ô monde, je dois te laisser » diront les derniers échos du programme. Assurément, pour pouvoir le laisser dans une beauté aussi troublante, avec autant de passion et de sérénité tout à la fois, il aura fallu que César Franck et Johannes Brahms l’aiment beaucoup. Que le partage de leurs pages nous le rappelle, nous aide à suivre leur exemple, nous aide à tourner notre regard.
Benjamin Righetti
Cet album est sorti en 2013 et est redistribué par Claves en 2019
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